La prévision météorologique : limites et possibilités – Partie 2

Le chaos des pendules doubles

Dans l’article précédent, nous avons vu que les prévisions météorologiques sont en majeure partie produites à l’aide de simulations numériques de l’atmosphère initialisées avec les données d’un cas réel, et avons affirmé que la qualité des prévisions devait dépendre autant de la qualité des données de départ que de la fidélité de l’atmosphère simulée. Nous allons ici regarder ces concepts de plus près à l’aide d’un système qui, même s’il obéit à des lois physiques infiniment plus simples que celles de l’atmosphère, se comporte d’une manière étonnamment complexe : le pendule double, c’est-à-dire un pendule composé de deux segments libres au lieu d’un seul.

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L’animation ci-dessus illustre trois pendules doubles qui se meuvent ensemble à l’aide d’une simulation numérique reproduisant la physique simple du phénomène, d’une durée totale de 10 secondes.

La simulation démarre avec les pendules au repos, et notons au passage que les positions initiales sont très semblables, sans être identiques (nous verrons plus loin pourquoi cela a de l’importance). Une fois les pendules “relâchés”, on constate qu’ils se meuvent d’un mouvement commun pendant un moment (les lignes orange, jaune et bleue se suivent de près), mais cette proximité est de courte durée et, après environ 3 secondes de temps simulé, les trajectoires divergent de plus en plus entre elles, puis s’écartent brusquement et totalement l’une de l’autre. La loi physique simple du pendule double a tout de même donné lieu à un comportement très complexe. Cela semble contre-intuitif a priori : si les pendules ont débuté si proches les uns des autres, pourquoi ne sont-ils pas demeurés ensemble durant toute la durée de la simulation ? Ils ont beau démarrer avec des positions initiales très semblables, cela ne semble pas les empêcher de diverger éventuellement, et de générer des mouvements étonnamment complexes et désordonnés.

Alors pourquoi en est-il ainsi ?

Pour répondre à cette question, rebroussons chemin et imaginons maintenant que nous faisons un exercice de prévision, en d’autres mots, nous nous servons du même modèle de pendule pour prévoir cette fois-ci le  mouvement d’un vrai pendule, en le simulant sur ordinateur.

Chaque mouvement d’un segment du pendule double se répercute systématiquement sur le mouvement de l’autre.

Dans cet exercice, la première chose à faire est de choisir une position initiale pour le pendule, la mesurer le plus exactement possible avec un instrument approprié, et de fournir la valeur obtenue au modèle. Cette valeur initiale est d’ailleurs a seule information du monde réel dont le modèle a besoin pour démarrer ; toutes les positions futures sont calculées à partir de la première selon un monde virtuel interne reproduisant le plus fidèlement possible les lois physiques du monde réel.

Une fois initialisé, le modèle est lancé et les résultats éventuellement stockés dans le disque dur de l’ordinateur.

Puis, afin de tester notre simulation, nous prenons notre vrai pendule et le relâchons de sa position initiale réelle, tout en prenant des photos à grande vitesse avec un appareil approprié afin de capter sa trajectoire pour pouvoir ensuite les comparer à la simulation.

En comparant les trajectoires simulées et réelles, nous constatons que la simulation du pendule est initialement très fidèle à la réalité : le pendule simulé suit initialement une trajectoire très proche de celle du vrai pendule.

Cependant, après quelques secondes, on remarque que les trajectoires réelles et simulées se mettent à diverger de manière exponentielle, puis se séparent totalement, tout comme cela s’était produit dans la simulation des trois pendules de tout à l’heure.

Une question nous vient naturellement à l’esprit : pourquoi ne pas repousser de plus en plus loin cette divergence entre le pendule simulé et le vrai pendule en fournissant au modèle une position de départ de plus en plus précise ? En effet, nous avons ici un modèle quasi-parfait des mouvements du pendule double, mouvement qui sont encapsulés par une loi physique d’oscillation extrêmement simple. Ne pourrions-nous pas même prévoir les mouvements de pendule double dans un futur infiniment lointain simplement en fournissant une valeur de départ infiniment précise ?

Si nous fournissions une valeur initiale avec disons une précision deux fois plus grande, nous pourrions en effet repousser de quelques secondes le temps où la simulation et la réalité s’écartent définitivement l’une de l’autre. Mais nous ne pouvons faire cela indéfiniment à cause de la présence, dans les systèmes complexes comme le pendule double, de points de bascule.

Les points de bascule sont comme une partie d’échecs : la sortie d’une première pièce influence le coup suivant, puis le suivant, et ainsi de suite, puis un seul bon coup peut faire complètement basculer le cours de la partie. De la même manière, chacun des mouvements d’un des deux segments du pendule se répercute sur le mouvement du second segment d’une manière très précise, et ce dernier se répercutera en retour sur le premier segment, puis influera une fois de plus sur le mouvement du second… et ainsi de suite.

Il ne suffit que de différences microscopiques dans la position d’un pendule pour provoquer ou non sa bifurcation.

Or il se trouve qu’à tout moment un segment de pendule risque de rencontrer une configuration précise où tout mouvement supplémentaire peut le faire basculer dans deux directions diamétralement opposées, en d’autres termes le pendule aura atteint un point de bascule pouvant potentiellement provoquer une soudaine bifurcation du mouvement du pendule entier.

Lorsqu’un tel point de bascule est atteint, il ne suffit que de différences microscopiques dans la position d’un pendule pour provoquer ou non sa bifurcation (par exemple, un crayon à mine, lorsque maintenu verticalement sur sa pointe avec notre doigt, est à un point de bascule : une minuscule différence dans la manière dont nous relâchons le crayon peut faire une énorme différence dans la direction que prendra sa chute).

Revenons maintenant à la prévision numérique de notre pendule. Même si nous avons amélioré la précision de notre position de départ, cela ne fera que repousser un peu plus tard l’inévitable : tôt ou tard, un point de bascule particulièrement sensible sera rencontré au point que, même avec une précision initiale grandement améliorée, l’erreur accumulée sera éventuellement suffisante pour que la simulation bascule dans une direction autre que la réalité. On dit alors que la simulation est très sensible aux conditions initiales, en ce sens que toute erreur dans les valeurs initiales, aussi minime soit-elle, causera obligatoirement la simulation à bifurquer vers une solution autre que le réel, à un moment donné.

En résumé. il y a donc deux phases distinctes dans notre simulation :

  1. Avant le premier point de bascule, la simulation a une valeur prédictive positive et nous pouvons nous en servir comme outil de prévision.
  1. Après cela, la simulation demeure tout aussi plausible physiquement, mais n’a plus aucune valeur prédictive, et perd toute son utilité.

La valeur prédictive du modèle de pendule est donc limitée. Nous nous heurtons ainsi à deux limites fondamentales dans notre quête à prévoir le monde réel à l’aide de simulations numériques :

  • La mesure d’un instrument scientifique contient obligatoirement une erreur indélébile qui ne peut être totalement éliminée
  • Faire des calculs d’ordinateur avec une précision infinie est impossible

Tôt ou tard, un point de bascule particulièrement sensible sera rencontré au point que, même avec une précision initiale améliorée, l’erreur accumulée sera suffisante pour que la simulation bascule finalement dans une direction autre que la réalité.

Il est effet physiquement impossible d’éliminer complètement l’erreur d’une mesure. La valeur mesurée par une règle ne peut donc pas être autre chose qu’une approximation, si proche soit-elle, de la position exacte du pendule, et nous ne pouvons pas faire autrement que d’accepter l’existence de l’erreur. Il ne peut y avoir non plus une infinité de chiffres après la virgule dans les calculs mathématiques d’une simulation, car cela exigerait une quantité infinie de mémoire – une autre impossibilité physique – et les nombres utilisés dans les calculs doivent obligatoirement être tronqués (ils ont entre 7 et 15 décimales de précision, selon l’ordinateur).

En somme, toute prévision d’un phénomène réel complexe, à l’aide d’une simulation numérique faite avec des valeurs de départ d’une précision limitée et des calculs d’une précision limitée, ne pourra jamais avoir une valeur prédictive infinie.

Cette conclusion est d’une telle importance que nous la répétons une fois de plus : il est physiquement impossible, même avec une simulation physiquement parfaite, et une position initiale à la précision quasi-infinie, de prévoir le mouvement d’un système complexe au-delà d’une limite finie dans le futur. On dit alors que la simulation a atteint sa limite de prévisibilité.

Les comportements des phénomènes naturels sont déterminés par des lois physiques précises, mais ils demeurent totalement imprévisibles au-delà d’une limite infranchissable.

Qui plus est, ces comportements complexes, possédant bifurcations et points de bascule, se rencontrent non seulement chez les pendules doubles, mais aussi chez presque tous les phénomènes du monde réel. Ceux-ci s’expliquent grâce à la théorie du chaos (et son célèbre “effet papillon”), qui fut développée par le météorologue théoricien Edward Lorentz du MIT dans les années ‘60, théorie abondamment confirmée par la suite dans les nombreuses études qui ont suivi. On dit alors de ces phénomènes qu’ils sont chaotiques. La théorie dit, comme dans notre exemple plus haut, que les petites erreurs de départ de la simulation d’un phénomène physique complexe ne resteront jamais petites, mais éventuellement grandiront au point où la simulation devient complètement différente de la réalité.

Au final, nous devons nous résigner à cet étonnant paradoxe : le futur est en théorie déterminé précisément par les lois de la Nature, mais il demeure imprévisible au-delà d’une limite qui ne peut être repoussée indéfiniment, car notre capacité à mesurer parfaitement le monde réel nous échappera à jamais !

Le chaos atmosphérique

Tournons-nous maintenant vers l’atmosphère. Étant infiniment plus complexe, et les interactions internes qu’elle contient infiniment plus nombreuses, notre atmosphère est sujette à des effets chaotiques beaucoup plus complexes que ceux du pendule double, et à beaucoup, beaucoup plus de points de bascule et de bifurcations soudaines.

Rappelons qu’un modèle de prévision météorologique est une simulation numérique et mathématique de l’atmosphère, qui sert de base aux prévisions météorologiques officielles. Tout comme pour le pendule, l’état initial du modèle contient des erreurs, provenant à la fois d’instruments météorologiques imparfaits, mais surtout de par la couverture bien incomplète des réseaux d’observation à travers le monde. Les prévisions faites à partir de modèles numériques de l’atmosphère doivent donc contenir, tout comme avec nos modèles de pendules doubles de tout à l’heure, une limite pratique au-delà de laquelle la simulation n’est plus d’aucune utilité en tant que prévision, même si elle demeure tout aussi plausible physiquement.

La densité actuelle et la qualité des réseaux d’observations météorologiques mondiaux nous permettent aujourd’hui de prévoir la météo jusqu’à 7 jours à l’avance avec un taux de succès “bon” à “très bon”, et jusqu’à 10 jours à l’avance avec un taux de succès “raisonnable”. Les simulations numériques actuelles n’ont pas de valeur prédictive à proprement parler au-delà d’une dizaine de jours. Ainsi, la limite pratique de prévisibilité atmosphérique est présentement d’environ 10 jours.

Cependant, il y a encore place à amélioration pour une couverture et une densité plus complètes des réseaux, de sorte que la limite pratique peut être repoussée encore un peu. Certaines études ont en fait démontré récemment qu’il suffirait qu’on multiplie la densité des réseaux d’observations par un facteur 10 pour arriver à un stade où toute amélioration additionnelle n’aurait plus d’impact significatif sur la prévisibilité de l’atmosphère dans les modèles météo. Il se trouve en effet que plus les valeurs initiales sont précises, plus les petites erreurs de départ  croissent rapidement au début, de sorte que toute augmentation du nombre d’observations rapporte de moins en moins de retour sur l’investissement.

Si nous mettons tous ces faits ensemble, la limite maximale théorique de prévisibilité de l’atmosphère, que nous pourrions reformuler comme la valeur prédictive maximale d’une simulation numérique de l’atmosphère, est d’environ deux semaines, en supposant des données initiales quasi-parfaites et un modèle parfait, ce qui laisse encore du jeu pour 4-5 jours additionnels de prévisibilité. En faisant une extrapolation simple du taux de déploiement actuel des réseau d’observation mondiaux, en phase avec l’amélioration des prévisions d’environ un jour par décennie, il est plausible, quoique cela soit difficilement prouvable à l’heure actuelle, que la limite de prévisibilité théorique de l’atmosphère par les modèles météo devrait être à peu près atteinte dans environ un demi siècle.

La valeur prédictive maximale d’une simulation numérique de l’atmosphère est d’environ deux semaines.

Répétons une fois de plus ces conclusions, absolument cruciales à comprendre pour tout usager de prévisions météorologiques :

Il sera à jamais physiquement impossible de produire une prévision fiable d’un événement météorologique ponctuel au-delà d’une quinzaine de jours, car la valeur prédictive théorique maximale des simulations météorologiques est de cet ordre. Il est donc faux de croire qu’avec des avancées technologiques suffisantes et des réseaux d’observations de plus en plus denses et précis nous puissions arriver à repousser cette limite indéfiniment. Cela ne se produira jamais à cause de cette limite fondamentale de notre atmosphère. C’est dire que des prévisions ponctuelles de plusieurs mois ou de plusieurs saisons n’ont simplement aucune valeur.

Par ailleurs, cette limite théorique vaut également pour n’importe quel modèle météo, peu importe son niveau de perfection.

Il est important toutefois d’apporter certains bémols et de préciser qu’en réalité les choses ne sont pas aussi simples :

  1. Il se trouve que le durée du cycle de vie d’un phénomène météorologique dépend de sa taille. Les systèmes météo de grande taille (1000-2000 km de diamètre, comme les grands systèmes de basse et de haute pression qui nous sont familiers dans les bulletins météo) ont un cycle de vie d’environ une semaine, tandis que les cellules orageuses d’une dizaine de km de diamètre durent à peine plus que deux heures. Or, un phénomène météo possédant une durée de cycle de vie donnée ne pourra pas en général être bien prévu au-delà d’environ 1½ fois à 2 fois la durée de ce cycle. Pour les cellules orageusesleurs prévisibilités individuelles ne dépassent pas quelques heures.
  1. Suite au point précédent, la valeur prédictive des modèles météo peut changer de manière appréciable d’un jour à l’autre. Certains jours, la situations météo sera dominée par des systèmes de grandes tailles, et alors la valeur prédictive des modèles pourront dépasser la semaine, parfois davantage ; d’autres jours, la situation verra une kyrielle de cellules orageuses aléatoires dispersées sur le territoire, et la valeur prédictive des modèles en sera diminuée, car on ne peut savoir exactement où frapperont les averses localisées, bien que l’on ait une bonne idée des conditions générales.

Dans le prochain article de cette série, nous aborderons les méthodes et techniques modernes disponibles aux météorologues actuels, afin de retourner l’aspect chaotique de l’atmosphère à notre avantage, en prévoyant littéralement les valeurs prédictives des modèles du jour grâce aux prévisions d’ensemble.


¹ Par événements météo ponctuels, nous entendons des événements définis précisément dans le temps et dans l’espace, comme par exemple la température maximale le 3 juin 2022 à Montréal, la quantité de neige tombée à Québec entre le 15 et le 16 janvier 2012, etc.
² Cependant, il existe bel et bien des prévisions saisonnières et climatiques qui sont offertes à l’heure actuelle par tous les grands centres météorologiques du globe (y compris le centre météo Canadien). Celles-ci offrent un aperçu des conditions météorologiques moyennes pour un mois ou une saison entiers, sous forme de catégories générales

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