Comme on le sait tous, une tempête de neige majeure frappa l’est du Canada et des États-Unis juste avant Noël entre les 22 et 24 décembre 2022, et laissa dans son sillage des quantités appréciables (parfois spectaculaires) de neige, mais surtout des températures froides record, des conditions de blizzards sévères et des vents violents dépassant parfois les 100 km/h, le tout causant d’innombrables pannes électriques, des annulations de trains et de vols, et des accidents de route. Malheureusement, la tempête aura également causé la mort de plus de 100 personnes.
Les tempêtes hivernales « extra-tropicales » comme celle-ci sont courantes depuis toujours dans l’est de l’Amérique du Nord, mais nous nous demandons parfois quels seront les effets des changements climatiques sur ces tempêtes. Certaines études récentes suggèrent que les tempêtes hivernales adopteront des « personnalités » plus complexes—que les tempêtes futures se produiront moins fréquemment, mais que lorsqu’elles surviendront elles seront parfois plus intenses, parfois moins intenses. Dans cet article, après avoir passé en revue les faits saillants du « blizzard du siècle » (tel qu’on l’a nommée à Buffalo, où les accumulations de neige ont totalisé 140 cm), nous aborderons et expliquerons succinctement quelques concepts reliés à la question de l’impact des changements climatiques sur les tempêtes hivernales de nos contrées, après avoir rapidement revu la réalité bien implantée du réchauffement global.
On doit bien comprendre qu’on ne devrait pas demander : « Cette tempête était-elle causée par les changements climatiques ? », car ce n’est pas la bonne question à poser.
La question n’a aucun sens : un climat ne crée pas de tempêtes ; il est seulement le résultat d’un calcul statistique. Il faut plutôt dire : « Les changements climatiques apporteront plus fréquemment des tempêtes semblables à celle que nous avons subie récemment. ». La différence est subtile mais importante.
I. Résumé de la tempête
Au dimanche 18 décembre 2022, un dôme d’air glacial s’était bien installé dans la profonde nuit polaire de l’Arctique hivernal, au-dessus des îles de l’Archipel arctique canadien, où le soleil ne se lève jamais et où le refroidissement continuel de la surface persiste durant des semaines. Cette grande masse d’air se retrouvait au cœur du continent nord-américain à peine quatre jours plus tard, fracassait des records de froid, et s’apprêtait à déclencher un intense système dépressionnaire qui allait sévèrement affecter tout l’est du continent.
Voyons plus en détails : dès le lendemain 19 décembre, avec l’arrivée d’un intense système de haute pression au-dessus de l’Alaska, la masse d’air arctique commença à se déplacer depuis l’Archipel arctique en direction du Yukon et des Territoires du Nord-Ouest, amenant des chutes du thermomètre jusqu’à −50 °C dans certaines vallées isolées de la région. Dans les jours qui suivirent, grâce à l’anticyclone, l’air froid progressait lentement vers les Prairies canadiennes, puis, en l’espace de 18 heures, s’est retrouvé dans tout le mid-ouest américain jusqu’au Golfe du Mexique, avec les records de froid que l’on connaît. Ainsi, le matin du jeudi 22 décembre, de l’air glacial s’étendait partout à l’est des Rocheuses, du Colorado à l’Illinois, du Minnesota au Texas. Par ailleurs, avec l’air tropical du Golfe remontant lentement vers le nord, un fort gradient de température et d’humidité s’établit entre le centre et l’est du contient, créant ainsi un intense front météorologique. Du coup, sachant que Dame Nature n’aime jamais les variations brusques et veut systématiquement les éliminer, la table était mise pour le développement potentiel d’une forte dépression barométrique : le gradient de température amena un courant-jet vigoureux à se former en haute atmosphère, les vents de près de 200 km/h formèrent de fortes perturbations d’air et des chutes de pression au sol au sud des Grands Lacs.
Dès jeudi en mi-journée, un centre dépressionnaire se forma dans l’état de l’Indiana, et se transforma immédiatement en véritable « bombe météorologique » le long de son déplacement vers le nord. (Le terme « bombe » est utilisé en météorologie pour décrire le développement particulièrement intense et rapide d’un système de basse pression. Pour se qualifier comme bombe, la pression centrale doit par définition baisser de 24 hPa en 24 heures ; or, notre tempête a vu sa pression centrale baisser de 1011 à 978 hPa, soit une chute de 33 hPa.)
En bref, la cause première de la tempête majeure du 23-24 décembre 2022 fut une incursion profonde et soudaine d’un dôme d’air arctique au cœur du continent après un long séjour dans la nuit polaire durant les semaines précédentes.
Des records de froid, donc, à une époque où le climat est supposé se… réchauffer ?
II. La réalité des changements climatiques
Il est largement accepté aujourd’hui que le climat de toute la Terre est en train de se réchauffer de façon anormale—on a maintenant dépassé 1,1 °C—à cause d’une intensification de l’effet de serre naturel suite à l’accumulation artificielle de milliards de tonnes de gaz à effet de serre depuis le début de l’ère industrielle.
L’effet de serre, c’est la propriété qu’a notre atmosphère à retenir, comme une « couverture », la chaleur des rayons solaires une fois que ceux-ci aient réchauffé le sol, empêchant la chaleur de s’échapper vers l’espace. La couverture est due à la présence de gaz dans l’atmosphère appelés « gaz à effet de serre » (qu’on nommera « GES » à partir de maintenant), comme le gaz carbonique (formule « CO2 ») ou le méthane (formule « CH4 »), gaz qui ont été présents dans l’atmosphère depuis des millions d’années mais auxquels ont été ajoutées nos propres émissions. Par exemple, depuis le début de l’ère industrielle, les concentrations de CO2 ont augmenté de 50%, une augmentation spectaculaire lorsque comparée à ce qui s’est passé durant toute l’histoire géologique de la Terre.
Ironiquement, durant cette même période, les propriétés du gaz carbonique et le phénomène physique de l’effet de serre fut découverts et expliqués, et plusieurs scientifiques de l’époque avaient même correctement spéculé, sans toutefois pouvoir le prouver, qu’une accumulation de CO2 dans l’atmosphère pourrait potentiellement réchauffer la planète. C’est seulement au siècle dernier, à partir de la fin des années 1980, qu’un accroissement de l’effet de serre naturel causé par des émissions humaines soit considéré sérieusement comme cause réelle du réchauffement climatique actuel. L’idée est passée graduellement d’hypothèse plausible à certitude scientifique, grâce à l’appui d’une multitude d’indices cumulés indépendamment sur une quarantaine d’années.
Quelques exemples probants :
- La physique de l’effet de serre est très bien comprise depuis longtemps, comme mentionné plus haut ;
- Toutes les études des climats anciens ont montré que les climats froids ont toujours coïncidé avec des concentrations faibles de CO2 et que les climats chauds ont toujours accompagnés de fortes concentrations de CO2 ;
- Les données de milliers de stations météorologiques, ballons atmosphériques, bouées marines, etc. montrent clairement l’existence d’un réchauffement inhabituel ;
- Les mesures d’infrarouges depuis des satellites météo démontrent que l’effet de serre planétaire est en train de s’intensifier physiquement, et ce précisément aux fréquences infrarouges où le gaz carbonique cause activement un effet de serre ;
- Des modèles informatiques complexes et sophistiqués qui simulent le climat de la Terre montrent tous qu’une planète semblable à la nôtre ne peut pas, de manière naturelle, se réchauffer de plus de 1 degré en deux siècles, sans que l’on tienne compte des gaz à effet de serre que l’on a émis.
Ensemble, ces indices constituent une preuve solide que l’augmentation actuelle de l’effet de serre est bel et bien d’origine humaine.
Le taux de réchauffement actuel est environ 10 à 20 fois plus rapide que toutes les fluctuations naturelles que la Terre a connues dans le passé.
En comparaison, il a fallu 2500 ans à la Terre pour se réchauffer d’autant lorsqu’elle est sortie de l’ère glaciaire.
Si la tendance actuelle se maintient, nous aurons atteint 1,5 °C de réchauffement (la cible à éviter dans l’Accord de Paris) vers 2035, soit à peine d’ici une vingtaine d’années, et 2,0 °C vers 2050.
III. Une atmosphère plus énergétique
Le réchauffement climatique se produit partout à la surface, mais aussi partout verticalement à travers toutes les couches atmosphériques1. Notre atmosphère contient donc beaucoup plus d’énergie depuis que les émissions humaines ont débuté.
Cette énergie supplémentaire peut servir à intensifier les tempêtes ou perturber la circulation atmosphérique, entre autres choses. Plus précisément, l’énergie additionnelle :
- Permet à l’eau de demeurer plus fréquemment sous forme vapeur, augmentant la probabilité que les précipitations qui en seront soutirées soient plus intenses et/ou plus fréquentes ;
- Provoque un assèchement des sols grâce à une plus forte évaporation des sols ;
- Cause le courant-jet de la haute atmosphère à s’affaiblir et se relâcher avec des ondulations nord-sud plus prononcées, et des systèmes météo qui demeurent plus longtemps au-dessus d’un territoire.
i. Plus de vapeur d’eau = plus de risques d’inondations
Pour comprendre comment plus de vapeur d’eau arrive à subsister dans une atmosphère plus chaude, il faut se rappeler que la substance « H2O » existe sous trois « configurations » que nous connaissons tous : la phase vapeur ou gazeuse, la phase liquide, et la phase solide ou glacée. Ces phases existent à cause de la faible charge électrique que possède chaque molécule d’eau, ce qui leur permet de se coller les unes aux autres par des liens électrostatiques, comme lorsque « la statique » fait coller nos cheveux lorsque le temps est sec. Cependant, ces liens ne peuvent s’établir que lorsque la température ambiante est suffisamment basse, de sorte que les collisions dues à l’agitation thermique des molécules ne viennent pas constamment briser les liens.
Une atmosphère plus chaude contient donc automatiquement plus d’eau sous la forme gazeuse, car les liens électrostatiques de ses molécules sont brisés plus fréquemment. C’est donc l’énergie thermique de l’atmosphère elle-même qui décide ultimement si les molécules d’eau s’assemblent ou non en différentes phases.
Pourquoi tout cela est-il important ? Parce qu’une atmosphère qui contient au départ plus de vapeur d’eau peut potentiellement produire plus de précipitation au sol et/ou en produire plus fréquemment, augmentant du coup les possibilités d’inondations à cause de sols qui saturent plus rapidement et de rivières qui sortent plus souvent de leur lit. Mais cela signifie également que les tempêtes de neige peuvent devenir beaucoup plus abondantes.
Même en climat qui se réchauffe, les tempête de neige deviennent d’abord plus abondantes avant que les températures forcent éventuellement la neige à tomber en pluie.
ii. Plus d’évaporation = plus de risques de sécheresses
Si une atmosphère plus chaude contient plus de vapeur d’eau, cela signifie nécessairement que les sols s’assèchent d’autant par évaporation pour satisfaire la demande.
Cela nous met dans une situation en apparence contradictoire : d’une part, il y a globalement plus de risques d’inondations parce qu’il y a plus d’eau dans l’atmosphère, et en même temps on s’attend à plus de sécheresses à cause de l’évaporation accrues des sols. En vérité, si on regarde les régions individuelles du globe au lieu de la planète entière, ce sont les zones déjà humides, comme la forêt tropicale, qui seront encore plus humides, et les zones déjà sèches qui, comme la zone sub-saharienne ou les Prairies de l’ouest canadien, seront encore plus sèches, ce qui augmentera le contraste entre les régimes climatique d’une région à l’autre. Avec les changements climatiques, c’est tout le cycle de l’eau qui s’intensifie.
iii. Un courant-jet plus relâché
Le courant-jet est cette « rivière de vents forts » qui réside en permanence dans la haute atmosphère et qui est, en quelque sorte, le maître de cérémonie concernant la formation et le déplacement des systèmes météo qui nous affectent quotidiennement. Pour des raisons complexes qui dépassent le but de cet article, le courant-jet est le résultat direct des gradients de températures qui existent invariablement entre l’équateur et les régions polaires et est la cause première des vents d’ouest en altitude. Ces vents guident les systèmes météo en surface en les poussant dans la même direction que les vents en altitude, en proportion de leur vitesse.
Plus les gradients de température sont élevés, plus le courant jet qui en résulte est fort, et vice versa.
Lorsque les gradients de température sont plus faibles avec des vents du courant-jet plus faibles, il se trouve que celui-ci tend à adopter un aspect plus relâché avec des ondulations nord-sud plus prononcées, dans une succession de crêtes et de creux. Il en résulte des systèmes météo qui se déplacent plus lentement ou qui peuvent même stagner au-dessus d’un territoire, sur des périodes pouvant s’étirer sur des semaines, dans le pire des cas. Si nous avons affaire à une zone de basse pression, les précipitations continuelles, même faibles, peuvent à terme provoquer des inondations. À l’inverse, si c’est d’un anticyclone de beau temps dont il s’agit, c’est la sécheresse qu’il faut craindre, car alors les précipitations se font beaucoup plus rares, voire seront absentes, et les fortes évaporations causées par un soleil omniprésent causeront les sols à s’assécher graduellement.
Par ailleurs, il faut savoir que le réchauffement climatique ne se produit pas partout au même rythme; à cause de l’effet de la fonte des neiges que subissent les régions polaires—l’Arctique en particulier—ces régions connaissent des réchauffements deux à trois fois plus rapides que le reste du globe, tandis que les régions tropicales se réchauffent plus lentement. Le contraste de température entre l’équateur et les pôles va automatiquement diminuer et le courant-jet ainsi affaibli devrait être amené à « onduler » davantage. Or, selon toute vraisemblance, c’est ce que nous semblons observer : les études tendent à démontrer que la circulation en haute altitude du courant-jet adopte plus fréquemment un aspect à méandre prononcés.
Une conséquence inattendue de cette constatation est que les masses d’air qui accompagnent le courant-jet se déplacent davantage dans le sens nord-sud (du nord au sud pour les masses d’air froid et du sud au nord pour les masses d’air chaud), que dans les sens est-ouest, de sorte que de l’air exceptionnellement froid peut occasionnellement se retrouver dans des régions beaucoup plus au sud que ce que l’on observe habituellement, ou à l’inverse des températures inhabituellement chaudes peuvent s’amener dans les régions nordiques.
C’est à cause de la réorganisation des vents de l’atmosphère et du courant-jet que, avec le réchauffement climatique, certaines régions peuvent occasionnellement subir des températures… anormalement froides!
iv. La tempête mise en perspective
À la lumière des faits rassemblés dans les sections précédentes, la tempête majeure du 22-24 décembre 2022 s’est formée dans un contexte météorologique où subsistaient de fortes amplitudes dans le courant-jet de la haute atmosphère, courant-jet qui a permis une incursion profonde d’air arctique et la formation d’une intense zone frontale, puis de la tempête elle-même. De plus les méandres relâchés ont forcé celle-ci à ralentir puis stopper au Québec, aidant à maintenir des vents du nord-ouest et alimenter des chutes de neige importantes au-dessus des Grands Lacs et apportant des chutes exceptionnelles de 140 cm à Buffalo, dans l’État de New York. La présence de beaucoup d’humidité dans l’atmosphère a également aidé à alimenter les chutes de neige.
C’est ainsi que les changements climatiques ont un impact complexe et multi-facettes sur la météo à venir. Que le cycle de l’eau soit rendu plus intense avec les taux de précipitation et d’évaporation plus élevés, est maintenant un fait établi soutenu par quantité d’observations. Quant à l’impact sur la circulation de l’atmosphère et des systèmes météo quotidiens, rappelons encore une fois que beaucoup d’études restent à faire car elles ne s’accordent pas toutes sur les détails. Mais n’attendons pas de voir si ces hypothèses se matérialisent ou non, et travaillons plutôt pour minimiser le plus possible nos émissions futures et notre impact disproportionné sur le climat terrestre.