Exploiter le chaos atmosphérique : les prévisions d’ensemble
La limite de prévisibilité de l’atmosphère est une propriété intrinsèque et fondamentale de la réalité, même en tenant compte de modèles de prévision parfaits. Bien sûr, l’amélioration de nos connaissances, des modèles de prévision et des réseaux d’observation vont certainement contribuer à repousser la limite actuelle, mais toutes les connaissances du monde ne pourront éliminer cette limite ultime.
Dans ce troisième et dernier article de notre série sur la fiabilité des prévisions météorologiques, nous allons voir qu’en dépit de la limite de prévisibilité de l’atmosphère, il est néanmoins possible d’en exploiter la nature chaotique pour produire ce que l’on appelle des prévisions probabilistes, ou prévisions d’ensemble.
Le principe des prévisions d’ensemble est basé sur le fait que les “vraies” valeurs de départ d’un modèle de prévision ne sont jamais parfaitement connues―tout ce qu’on sait, c’est qu’elles se retrouvent quelque part à l’intérieur de la marge d’erreur des valeurs mesurées, c’est tout. Il est donc impossible, par définition, de savoir d’avance ce que l’atmosphère “choisira” parmi toutes ces possibilités (sinon, nous saurions ce que valent ces valeurs exactes, et le problème qui fait l’objet de cet article n’existerait plus). À défaut de connaître les vraies valeurs de départ, la technique d’ensemble consiste à prendre un échantillon parmi toutes les possibilités, et de démarrer une simulation distincte pour chacun d’entre elles (actuellement, un échantillon typique contient entre 20 et 50 points de départs différents, et donc 20 à 50 prévisions distinctes sont produites). Cette technique nous permet alors de “sonder” plusieurs scénarios météorologiques, tout aussi plausibles les uns et les autres, et tous compatibles avec nos données de départ. Ce sondage de scénarios nous permet en retour d’évaluer la confiance que nous pouvons accorder à la prévision. Par exemple, si 15 scénarios sur 20 prévoient de la pluie verglaçante à Montréal dans 5 jours, nous avons une bonne confiance que cet événement se produira bel et bien. En revanche, si seulement 5 sur 15 disent la même chose, notre confiance que cela se produise est relativement faible (par contre, cela ne veut pas dire que cet événement est impossible !).
Par exemple, dans la figure ci-dessus, on y voit une prévision d’ensemble pour Montréal produite à partir de données initiales collectées le 22 août 2021 à midi, effectuée avec le modèle numérique canadien, pour une période simulée de 16 jours jusqu’au 7 septembre. La variable illustrée ici est la température de l’air dans la basse atmosphère, et il y a 24 heures entre chacun des tirets de l’axe horizontal.
Il y a 20 simulations sur la figure, chacune représentée par une couleur distincte. Nous pouvons voir que tous les scénarios se suivent de près les premiers jours ; nous pouvons donc prévoir avec une très grande confiance que la température sera autour de 15℃ jusqu’au 26 août environ. Les scénarios commencent à diverger ensuite, mais nous remarquons qu’une majorité se rassemble autour d’une baisse marquée des températures jusqu’à 5℃ jusqu’au 28 août, et ici nous disons que cette baisse est l’événement le plus probable, avec une confiance toujours relativement élevée. Après le 28 août, les scénarios deviennent à peu près indépendants les uns des autres, tous ont la même probabilité de se produire et aucun d’entre eux n’est favorisé plus qu’un autre. Nous avons donc dépassé la période durant laquelle la prévision est utile, nous avons atteint la limite de prévisibilité pour notre cas météo, qui est ici de 5 à 6 jours.
N’oublions pas toutefois que, bien qu’une minorité de scénarios demeurent près de 15℃, ceux-ci peuvent quand même se produire, seulement avec une plus faible probabilité. De la même manière un dé peut donner six fois un “6”, même si cela est peu probable. Le fait qu’un événement soit peu probable ne veut pas dire qu’il est impossible (une impossibilité équivaut à une probabilité d’exactement zéro). Un scénario peu probable d’une prévision d’ensemble peut être ultimement le “dé” que l’atmosphère aura lancé, et pourrait même être pris en compte s’il présente des dangers particuliers (vents très forts, pluies abondantes, etc.).
En résumé, à partir du moment où tous les membres de l’ensemble se mettent à diverger totalement (par exemple à partir du 28 août dans la figure), la prévision ne privilégie aucun scénario plus qu’un autre, ils sont tous d’égale probabilité, et nous ne pouvons donc qu’accorder une confiance très basse à la prévision pour cette période. Un de ces scénario pourrait se produire, mais nous ne pouvons pas l’affirmer avec plus de certitude que les autres puisque qu’ils sont tout aussi probables !
Grâce aux prévisions d’ensemble, l’usager pourra soit (i) se préparer pour le scénario le plus probable, soit (ii) se préparer pour le scénario le moins probable mais jugé suffisamment dangereux pour y accorder des ressources importantes.
Lorsqu’une majorité des membres d’une prévision d’ensemble décrivent des scénarios semblables, on dit que l’atmosphère est prévisible avec un haut degré de confiance. Par exemple, la prévisibilité de l’atmosphère le 22 août 2021 était de quatre jours (du 22 au 28). Par contre, la période durant laquelle tous les membres évoluent indépendamment sans aucune corrélation est la période dite imprévisible, durant laquelle la confiance de prévision devient nulle. Tous les membres ont la chance de se produire avec autant de probabilité, aucun scénario ne se dégage plus qu’un autre, nous n’avons donc pas la possibilité d’évaluer lequel des membres se réalisera au final, ce qui revient à dire qu’ils sont imprévisibles. Ainsi, pour notre prévision d’ensemble émise le 22 août, la prévisibilité de l’atmosphère est tombée à zéro à partir du 28 août.
Il est très important d’ajouter que la prévisibilité de l’atmosphère varie d’un jour à l’autre et d’une saison à l’autre, étant généralement plus élevée en hiver (7-10 jours) et plus basse en été (3 à 4 jours). Nous ne pouvons donc pas prévoir aussi loin dans le futur en été qu’en hiver.
À l’aide des prévisions d’ensemble, l’usager a donc à sa disposition un outil pour quantifier objectivement le degré de confiance envers les prévisions météorologiques qui lui sont fournies. Ainsi, il peut en principe mieux cibler la période durant laquelle il peut avoir des attentes raisonnables face à la réalisation correcte de la prévision (période de bonne prévisibilité), et celle où toute tentative de prévision est futile (période d’imprévisibilité).
L’usager de terrain a besoin d’avoir à sa disposition des prévisions météorologiques qui lui permettent d’évaluer le risque relié à ses opérations. La seule façon d’y arriver est de fournir des prévisions auxquelles on y a rattaché des probabilités grâce à la technique de prévision d’ensemble. Au final, grâce aux prévisions d’ensemble, l’usager pourra soit (i) se préparer pour le scénario le plus probable, soit (ii) se préparer pour un scénario moins probable mais jugé suffisamment dangereux pour y accorder des ressources importantes.
En conclusion
Cette série d’articles a tenté de présenter, sous une forme vulgarisée, la question complexe des limites reliées aux prévisions météorologiques.
Revoici donc les grandes lignes de raisonnement à retenir :
- Les prévisions météorologiques sont basées principalement des simulations virtuelles de l’atmosphère, effectuées par un programme mathématique sur ordinateur dans lequel on y a programmé les lois de l’écoulement des fluides. Ces simulations proviennent de modèles de prévision du temps.
- Ces modèles produisent une simulation atmosphérique en démarrant d’un point de départ connu (grâce à des observations météorologiques), puis en calculant les mouvements de l’atmosphère future pour une période de quelques jours.
- Pour qu’une simulation soit une bonne prévision, la qualité des données de départ est tout aussi importante que la qualité de la simulation elle-même. Les deux sont requis.
- A priori, plus l’atmosphère virtuelle est bien reproduite au départ, meilleure sera la prévision, mais ce gain ne peut pas se poursuivre à l’infini en raison de la propriété chaotique de l’atmosphère.
- La théorie mathématique du chaos dit que toute erreur–même minime–dans la description de l’atmosphère au départ d’une simulation, s’amplifiera au point où la simulation sera complètement différente de la réalité après une limite de temps appelée “limite de prévisibilité”. Même si une simulation démarre avec une atmosphère très près de l’atmosphère réelle, les petites erreurs qu’elle contient contamineront ultimement la prévision une fois dépassée la limite de prévisibilité.
- Cette limite existe à cause de la présence de “points de bascule” où d’infimes différences peuvent faire bifurquer les mouvements dans des directions opposées.
- Cette limite est davantage pour les phénomènes météo de grande échelle, comme les tempêtes de neige en hiver par exemple, que pour les petits systèmes de courte durée comme les cellules d’orage individuelles.
- Actuellement, cette limite est d’une dizaine de jours.
- En améliorant la qualité des états de départ des modèles et le réalisme de ces derniers, cette limite pourra être repoussée quelque peu. La limite absolue théorique, par contre, est d’environ 15 jours, et ne pourra jamais être dépassée malgré les avancées technologiques. C’est la limite ultime de l’atmosphère.
- Le chaos ne se limite pas seulement à l’atmosphère : un système simple comme un pendule double peut afficher un comportement chaotique complexe.
- On peut exploiter le chaos atmosphérique en produisant plusieurs dizaines de simulations, chacune avec des données initiales légèrement différentes afin de simuler les erreurs de l’état initial. On peut alors évaluer objectivement la probabilité qu’un scénario particulier se réalise ou non.